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Pouvoir (1)

Tout être humain agit ou pâtit. Rappelons là que l’on commet une erreur de lecture si l’on n’a pas conscience que chez Spinoza, le terme «agir» n’a pas le même sens que dans notre vocabulaire courant. Spinoza différencie l’action et la passion, l’agir et la pâtir. L’action est bonne, car elle est ce que nous exprimons lorsque nous sommes dans l’accomplissement de l’Ethique. La passion peut être bonne ou mauvaise: sa qualité n’est pas prévisible, car elle émerge de la confusion inhérente à la connaissance du premier genre.
N’oublions pas que ces qualificatifs, bon ou mauvais, sont à apprécier en situation, et non au regard d’une norme ou d’une morale: tel jour, à telle heure, dans telle circonstance, je fais A plutôt que B. Et il n’est pas indifférent de faire A, ou B, ou de ne pas faire C. Tout ne se vaut pas. Tout n’est pas équivalent. Rappelons aussi que Spinoza avance que nous ne choisissons pas A plutôt que B. Où plutôt, que c’est avant, dans la succession des évènements, des causes et des effets, des émotions, des raisonnements, des mouvements, etc que nous avons construit notre désir et notre puissance d’agir; et que, dès lors, A ou B seront l’expression de notre désir dans l’effectuation de notre puissance d’agir. Si nous réalisons A, c’est que A est, à cet instant, notre désir, et que nous sommes capables de faire A..
D’où la question du «contrôle» de ce désir. Peut-on parler de «contrôle» du désir?
Au moment où ce désir s’exprime, il semble que non. Spinoza le dit et le répète: il n’y a pas de volonté qui aurait la capacité de se détacher du désir, de «juger» ce désir et de le réfréner, ou de le modifier. Tout simplement parce que chez Spinoza, la volonté est déjà «dans» le désir. Le désir est la résultante de tout ce qui se produit en moi, y compris de ma volonté. Il n’y a pas, au dernier moment, une force sur moi-même qui pourrait suspendre mon désir de A et m’imposer un B plus raisonnable. Car si je finis par faire B, c’est que le désir de B l’a emporté sur le désir de A.
Sauf si l’on me force.
Si des homme me ceinturent et m’obligent à boire du poison, je vais mourir. Mais cela ne sera pas l’expression de mon désir. Une force m’aura contraint. Une volonté extérieure (celle de mes agresseurs) aura exercé son pouvoir sur moi.
Mais comprenons bien alors ce qui arrive.
Cette force extérieure vient affecter ma puissance d’agir. On m’immobilise. Puis on me fait ingérer un poison qui affecte les rapports internes à mon corps: on vient affecter mon métabolisme en provoquant des destructions de rapports.
On me transforme donc, en affectant ma puissance d’agir. En affectant la manière dont je persévère dans mon être.
Mais il n’en reste pas moins que jusqu’au bout, mon désir va s’exprimer. Je vais me débattre, résister, essayer de ne pas avaler ce poison, et mon corps tentera toutes les luttes pour combattre ce poison, activant des mécanismes de résistances…
Et je sentirai bien deux choses très différentes: ma volonté qui «voudra» me libérer, vivre, échapper à mes agresseur; et en même temps, ma puissance d’agir entravée, diminuée…
Et l’on comprend bien que c’est dans le devenir de ma puissance d’agir que s’accomplit vraiment mon destin.
Il est bien sûr ici délicat, presque choquant de continuer à parler de désir. Spinoza le dit lui-même: nul homme ne peut, raisonnablement, vouloir sa propre mort. Raisonnablement s’entend, ici, au sens de la connaissance du second voir du 3ème genre.
Cela veut dire que dans le cas de cette agression, je finis par mourir selon 2 possibilités: soit, sous l’emprise de la peur, de la colère, de la haine etc, je retombe dans la connaissance du premier genre. Et je meure dans la tristesse.
Soit, ayant conscience que jusqu’au bout, ma puissance d’agir s’est accomplie, j’accueille la mort dans l’effectuation maximale de ma puissance d’agir, c'est-à-dire dans la conservation maximale de la part de joie qui est en moi, et donc sans tristesse.
Bien sur, tout cela est un peu théorique. Mais comment ne pas penser à Socrate buvant la cigüe? Il y est d’une certaine manière forcé par les lois de la cité. Mais il s’y résout sans peur, sans tristesse, sans colère et sans haine.

Imagination

Peut être que ce qui est primordial, en nous, c’est notre imagination.

Entre le désir et la chose désirée, il peut y avoir une plus ou moins grande quantité d’imagination. Essayons de comprendre cela.
Si mes yeux tombent sur une pomme, je peux avoir soudainement le désir de la croquer. Ici, le désir suit un chemin raccourci. Il s’exprime presque instinctivement, et ma main saisit la pomme et la croque.
Par contre, si là, en écrivant ces phrases, je me mets à désirer manger ce soir des lasagnes, il se passe autre chose. Mon imagination s’active et trouve la place pour se développer, de telle manière que je vais visualiser, mais peut être aussi sentir de manière presque physique l’odeur, la texture le goût etc.

Il est vraisemblable que tout à l’heure, en ce qui concerne la pomme, les mêmes choses se sont produites, mais dans un rapport au temps, dans une fulgurance complètement différente.

Ceci laisse intuitivement penser que dans un cas, le langage du désir prend le temps de se développer: le désir me parle, alors que dans l’autre il agit, en ne prenant pas le temps de me parler, si ce n’est pour me commander de faire...

L’imagination serait donc le langage du désir, lorsque les conditions sont réunies pour que le désir me parle.

Le désir comme boussole

On peut utilement penser au désir comme à une sorte de boussole qui à chaque instant nous orienterait, de manière inéluctable, dans nos actions, nos choix, nos sentiments...En situation, là, maintenant, je ne peux rien contre mon désir. En fait, je suis, dans l'instant, ce que mon désir exprime. Ma volonté est impuissante à changer la direction de l'aiguille de la boussole: en fait, ma volonté est déjà embarquée dans la boussole, son action est inscrite dans la résultante de tout ce qui s'exprime en moi, et qui produit l'angle selon lequel se détermine l'aiguille, qui me détermine à mon tour.
Mais je ne suis pas pour autant complètement déterminé. Je le suis dans l'instant, mais pas dans la durée. Car je peux, aujourd'hui, travailler pour que dans une semaine, dans un an, 10 ans, le fonctionnement de ma boussole soit différent. Et c'est cela, l'Ethique, c'est faire oeuvre sur soi-même, c'est améliorer notre compréhension de notre rapport au monde, aux autres, à nous-mêmes, pour que notre boussole nous oriente, progressivement, vers des directions joyeuses, et non pas vers des directions de tristesses.

Durée

L'état instantané du monde est une chose qui me paraît impossible à concevoir. On ne peut pas, même par la pensée, même en imagination, figer le monde, même dans une imperceptible fraction de temps, en un état. De ce fait, le concept lui même d'état instantané me semble absurde, ou plutôt de l'ordre de la création imaginaire, tout comme un cheval ailé.
De là découle que tout raisonnement qui présuppose des "états instantanés" est faux, car ses prémisses sont faux.
Je crois pour ma part, mais c'est là un autre concept qu'il faudra explorer, tester, que tout "moment" a une épaisseur dans le temps, qui inclue du futur et du passé.
Le présent est "épais".
Pour revenir au désir, à ce désir qui est comme un peu en avance sur nous dans le temps, et qui nous projette dans ce que nous allons faire, je crois qu'il existe aussi un désir inverse, qui traîne un peu derrière, et qui agit comme une force de rappel, qui constitue une inertie qui nous retient.

Situation et imagination

Peut-on être autrement qu’ « en situation » ?
Oui. Nous pouvons être « en imagination ».
Cela veut dire qu’être « en situation », c’est être présent, là physiquement, et être en relation avec des choses où des êtres qui eux mêmes sont présents à nous. Alors, nous composons des rapports avec ces êtres et ces choses.
Lorsque ces êtres et ces choses ne sont présent à nous que sous forme d’idées, nos sommes en imagination. Alors nous pouvons imaginer que nous composons des rapports avec eux. Et cette imagination peut produire des affects qui ressemblent à ceux que produisent la situation.
Il mes emble qu’une grande partie de l’éthique concerne le discernement des ces deux manières d’être.
Il s’agit principalement de comprendre les mécanismes qui font que l’imagination vient se superposer à la situation et perturbe de manière inadéquate notre compréhension de la situation.
Là où les choses se compliquent, c’est l’imagination est toujours là. Même quand nous « collons » au plus près de la situation. Car l’imagination est ce petit temps d’avance, cette projection imperceptible, ce déséquilibre de nous-mêmes qui nous projette dans l’instant d’après. L’imagination est un des ingrédients de la persévérance en nous même.
Et l’imagination peut être calcul où rêve. Et elle peut être calcul adéquat ou rêve actif, et calcul erroné ou rêve passif. Augmentation de notre puissance d’un côté. Affaiblissement de l’autre.
Prenons un exemple.
Je suis au bord d’une rivière torrentielle, et une personne est en train de se noyer.
C’est une situation.
Ici, l’on sent bien que cette situation requiert du calcul. Chaque mouvement que je vais faire va accroître ou diminuer mes chances de réussir. Mais l’on sent de fait qu’il y a aussi de l’imagination : je dois « rêver » de secourir cette personne. Il faut qu’en moi se forme l’image de moi nageant, agrippant, remorquant le noyé…sans ce désir, qu’après j’appellerai volonté, courage etc, sans ce désir, donc, je n’irai pas. Il faut qu’un moi imaginaire s’élance d’abord dans les flots, m’entraînant à sa suite.
C’est le désir qui nous projette dans la situation.
Ensuite, pour nous et celui qui se noie, tout est affaire d’adéquation.
Arriver à faire ce qu’il convient de faire, en fonction de ce que nous sommes et de ce dont nous sommes capables. Ni plus ni moins.