Celui qui se      préoccupe d’éthique      et qui, en même temps, vit en société, au milieu de ses      semblables, celui-là      n’a pas la tâche facile. Peut être est-ce une des critiques      principales que      l’on peut adresser à la pensée de Spinoza : d’être la pensée d’un      homme      retiré de la vie en société, du fait de son exil. Pour l’homme      dans le monde      (il faudrait ici se demander ce que ce « dans le monde » signifie,      mais pour l’instant, nous en supposerons une compréhension      intuitive),      l’éthique est une remise en cause progressive de toutes ses      habitudes: sa      relation au monde, à lui-même, aux autres, à la morale…S’engager      dans      l’éthique, c’est choisir un chemin de solitude, avec      paradoxalement la      préoccupation continue de ne pas s’isoler : il faut apprendre à se      tenir      singulier au milieu des autres, souvent incompris, parfois      déconsidéré…Il faut      prendre le risque, à un moindre niveau, de subir le même sort que      Spinoza: être      mis au banc du monde qui vit. Car le temps de l’éthique est lent,      et la pensée      de l’éthique est complexe et profonde. Choses qui ne conviennent      pas à un monde      où chacun veut aller vite, décider, faire, affirmer, construire,      bouger,      changer…Autour de soi, les désirs provoquent les incessants      agissements par      lesquels chacun s’affirme; et la connaissance du premier genre reste      la modalité d’accès au monde la plus usitée, celle par laquelle      les désirs se      rencontrent et s’affrontent dans une éprouvante et permanente      tempête. Ainsi,      l’homme qui s’éveille à l’éthique apparaît tel un sportif dopé      qui, ayant      compris son erreur, voudrait changer, tout en restant sportif : un      tel      homme devrait à la fois travailler énormément sa discipline, pour      compenser      l’abandon du dopage par une amélioration de sa maîtrise, mais      aussi engager un      combat de l’intérieur contre les autres sportifs, les      institutions, les système      des sponsor, les médias etc.

   

Celui qui entend      agir dans la      chose publique en recherchant un accomplissement éthique se heurte      aux mêmes      difficultés : la politique, de nos jours, est le monde de la      connaissance      du premier genre. Peut être d’ailleurs est-ce ainsi qu’il faut la      définir. Parce      qu’elle propage la croyance en l’intérêt général, faisant de cette      notion une      sorte de qualité particulière dont les élus seraient parés (ils      sont      « dépositaires » de l’intérêt général). Et de fait, les élus, les      médias, les citoyens, les acteurs économiques etc dépensent      beaucoup de leur      énergie à faire s’affronter leurs différentes visions de l’intérêt      général, les      élus ayant en leur pouvoir des procédures pour décider in fine la      forme qu’il      prend et imposer leur décision.

   

Ce qui se construit      là, c’est      bien une connaissance du premier genre, dans laquelle prédomine,      l’opinion,      l’émotion, l’affrontement des signes, mais très rarement la      raison. Celui qui      en douterait peut tenter de s’interroger sur les mots les plus      fréquemment      utilisés dans le champ du débat politique : crise, croissance,      chômage,      compétitivité, justice sociale, racisme, globalisation, sécurité      etc. Que      comprenons-nous de ces mots ? Ne sont-ils pas, la plupart du      temps,      utilisés pour formuler des opinions, qui ne sont que la traduction      d’idées      singulières émises à un moment donné (un discours, un rapport, une      réunion, un      colloque, une conversation…) mais dont très peu se connectent      entre-elles?      Ainsi, le premier genre de connaissance fait que chacun emploie      ces mots selon      son prisme propre, en y adjoignant un sens qui est le sien, et      qu’il ne partage      pas forcément avec les autres, qui pourtant emploient le même      mot ; il      conduit aussi à ce que rarement, ces mots ne soient reliés par une      chaîne de      raison, expliquant leurs rapports, et constituant une vision      systémique apte à      rendre compte de la complexité du monde.

   

 

   

A celui qui médite      sur l’éthique,      il apparaît alors clairement que la construction de l’intérêt      général passe      avant tout par la (re)construction en commun du sens des mots.      Peut être même      n’est que cela, l’intérêt général : c’est l’accord trouvé sur le      sens des      mots qui décrivent les enjeux de ce que nous vivons.

   

 

   

Reste à savoir où,      comment, à quelle      occasion et selon quelle démarche produire de tels accords.