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L'action

Il y a une ambiguïté dans le terme action. Elle n'est pas chez Spinoza, mais plutôt chez nous, c'est à dire dans le sens que nous attribuons au mot. Pour Spinoza, il faut différencier action et passion. Dans l'action il se produit quelque chose dont je suis cause adéquate. Dans la passion, il se produit quelque chose dont je ne suis pas entièrement cause adéquate, ou dont je suis cause partielle.
Or dans le sens habituel du mot, nous "agissons" toujours. Une action est le résultat de la mise en mouvement de mon corps pour faire quelque chose.
Il faudrait donc parler de geste: un geste, c'est à dire la mise en mouvement de mon corps, serait une action ou une passion, selon que je suis la cause adéquate de ce geste, ou que je n'en suis que la cause partielle.
On comprend mieux avec cette distinction la difficulté qu'il y a de parler d'action en commun.
Si plusieurs personnes veulent agir "ensemble", c'est à dire d'une certaine manière se coordonner pour faire quelque chose, il faut alors concevoir que cette action puisse être action véritable ou passion. Il nous manque de fait ce terme de geste, pour définir la mise en mouvement des différents corps.
A plusieurs, pour agir, il faut arriver à être ensemble cause adéquate du geste. Sinon, on pâtit.
Il y a là une difficulté nouvelle: plusieurs modes peuvent ils s'associer pour être ensemble cause adéquate de quelque chose
On peut imaginer que c'est cela le commun.

Composition poétique

Lorsque l’on compose une forme poétique, que ce soit par le chant, par le dessin, l’écriture etc, nous mettons en œuvre un geste. Ce geste est le prolongement d’une technique. Bien sûr, on peut imaginer un geste « aléatoire », un geste dénué de maîtrise technique. Qu’est ce que cela veut dire ? Cela signifie que le geste s’accomplit sans que le corps n'ait appris la maîtrise du geste. La différence entre un calligraphe chinois qui trace un idéogramme et moi-même qui tenterais de dessiner avec un pinceau chinois, c’est que mon corps n’a intégré préalablement aucun des gestes, des sensations liés à la maîtrise du mouvement du pinceau. Et mon esprit, n’a élaboré aucune idée de ces gestes. La notion de résistance de la pointe, la glisse du pinceau, les effets de lenteur et de vitesse, de changement de direction, d’inclinaison…rien de tout cela n’a été en moi ressenti ni pensé, c'est-à-dire ne s’est élaboré, modifié, affiné au fur et à mesure d’une pratique de ces mêmes gestes.

Il y a donc une énorme différence entre ce calligraphe et moi, alors que nous nous tenons, notre pinceau en main, face à la feuille. Cette différence se loge dans la mémoire, dans l’histoire de nos corps.

Cette différence est un état de fait. Elle ne signifie rien du point de vue esthétique. Elle ne préjuge pas de ce qu’il va se passer.

Elle dit simplement que, du point de vue du geste, la capacité du calligraphe à exécuter des compositions de mouvements complexes est plus élevée. Sa puissance d’agir est plus importante que la mienne.

Mais il se peut aussi que, par ailleurs, son esprit soit « conditionné » par des idées. Ou plutôt, qu’un certain nombre d’idées limitent les gestes possibles, en les restreignant à ceux d’une tradition, d’une école, d’une pratique technique donnée.

En apprenant l’art de la calligraphie, le calligraphe a appris à respecter le travail des anciens, il a intégré des principes d’harmonie, d’équilibre, de dynamique. Il admire sûrement certaines oeuvres qui pour lui atteignent la perfection. Il a donc formé son jugement sur la calligraphie, et ce jugement comporte une part d’exclusion : il ne lui viendrait pas à l’idée de peindre avec son pinceau entre les dents, ou d’utiliser du dentifrice plutôt que de l’encre. A la fois en ce qui concerne la technique et son mode de mise en œuvre, et l’objet de son travail (l’oeuvre), il s’est donc enfermé dans un cadre normatif.

Il faut bien comprendre ce que signifie cette limite : cela veut dire qu’il n’a jamais expérimenté, par le geste, des attitudes, des techniques, des pratiques qui sont possibles, mais dont il a décidé qu’elles étaient « erronées ». Il est vraisemblable qu’il n’a pas « décidé » seul de s’interdire ces chemins, mais qu’il a intégré là jugement des ses professeurs, de ses maîtres. Ou encore plus précisément : lorsque parfois son geste s’est aventuré dans une zone d’imperfection au sens de la technique, il a émis un jugement négatif sur ce geste et a ramené sa pratique dans le champ de ce qu’il connaissait comme adéquat (nb il serait intéressant ici de s’attacher à comprendre ce qui arrive lorsque le geste est « faux », ou plutôt insatisfaisant, mauvais…il faudrait essayer d’analyser cela en terme de composition de rapports et de d’affections…par exemple, imaginons l’accident, la goute d’encre qui tombe de manière incontrôlée et vient gâcher un travail précis…qu’est ce que nous dit cette goutte d’encre ? Est-elle une maladresse, une erreur, une faute ? En soi, elle n’est qu’un rapport que compose l’encre avec le papier, rapport qui vient modifier un ensemble de rapports qui sont ceux que chacun des traits de pinceau a déjà noué avec le papier, ainsi que des rapports de rapports qui sont les rapports que chaque trait entretien avec les autres etc. Donc la goutte d’encre est un rapport qui modifie une composition de rapports.

Mais allons plus loin : lorsque la goutte est tombée, c’est qu’un rapport s’est détruit. En effet, le rapport qu’entretenait l’encre avec les poils du pinceau, le rapport de cohésion des gouttes d’encre entres-elles, ce rapport que le peintre avait initialement composé de part son geste en plongeant le pinceau dans l’encre, ce rapport est détruit partiellement puisqu’une une goutte tombe du pinceau, c’est à dire entre dans un nouveau rapport.

Allons encore plus loin. Lorsque le goutte tombe, elle est entrée dans un rapport nouveau avec le champ gravitationnel : la forme de la goutte, sa vitesse, tout cela sont des re-compositions de rapports qui dépendent de la nature physico-chimique de l’encre et de l’interaction avec le champ gravitationnel.

Et à cet instant là, le peintre n’est plus dans le rapport. La goutte tombe seule, livrée à elle-même.

On peut donc dire, vis-à-vis du peintre, que ce qui se passe est mauvais, car un rapport est détruit.)

De ce fait, ce qui va surgir lorsque nous commencerons à peindre peut paraître plus prévisible en ce qui le concerne qu’en ce qui me concerne.

En effet, n’ayant aucun schéma préalable, je suis fort de ma liberté créative. Mon esprit ne bridera pas mon geste. Je ne m’interdirai rien.

Mais cela veut il dire que tout m’est possible ? En théorie, oui. On pourrait imaginer une sorte de facilité naturelle qui me donne accès à une capacité à maîtriser le pinceau identique à celle que le calligraphe a acquise en travaillant. Je pourrais être « doué ». Et par ailleurs, n’ayant pas intégré toute sorte de jugements, je pourrais être à même de m’aventurer dans n’importe quelle direction.

A suivre