Intérêt général

   

Celui qui se      préoccupe d’éthique      et qui, en même temps, vit en société, au milieu de ses      semblables, celui-là      n’a pas la tâche facile. Peut être est-ce une des critiques      principales que      l’on peut adresser à la pensée de Spinoza : d’être la pensée d’un      homme      retiré de la vie en société, du fait de son exil. Pour l’homme      dans le monde      (il faudrait ici se demander ce que ce « dans le monde » signifie,      mais pour l’instant, nous en supposerons une compréhension      intuitive),      l’éthique est une remise en cause progressive de toutes ses      habitudes: sa      relation au monde, à lui-même, aux autres, à la morale…S’engager      dans      l’éthique, c’est choisir un chemin de solitude, avec      paradoxalement la      préoccupation continue de ne pas s’isoler : il faut apprendre à se      tenir      singulier au milieu des autres, souvent incompris, parfois      déconsidéré…Il faut      prendre le risque, à un moindre niveau, de subir le même sort que      Spinoza: être      mis au banc du monde qui vit. Car le temps de l’éthique est lent,      et la pensée      de l’éthique est complexe et profonde. Choses qui ne conviennent      pas à un monde      où chacun veut aller vite, décider, faire, affirmer, construire,      bouger,      changer…Autour de soi, les désirs provoquent les incessants      agissements par      lesquels chacun s’affirme; et la connaissance du premier genre reste      la modalité d’accès au monde la plus usitée, celle par laquelle      les désirs se      rencontrent et s’affrontent dans une éprouvante et permanente      tempête. Ainsi,      l’homme qui s’éveille à l’éthique apparaît tel un sportif dopé      qui, ayant      compris son erreur, voudrait changer, tout en restant sportif : un      tel      homme devrait à la fois travailler énormément sa discipline, pour      compenser      l’abandon du dopage par une amélioration de sa maîtrise, mais      aussi engager un      combat de l’intérieur contre les autres sportifs, les      institutions, les système      des sponsor, les médias etc.

   

Celui qui entend      agir dans la      chose publique en recherchant un accomplissement éthique se heurte      aux mêmes      difficultés : la politique, de nos jours, est le monde de la      connaissance      du premier genre. Peut être d’ailleurs est-ce ainsi qu’il faut la      définir. Parce      qu’elle propage la croyance en l’intérêt général, faisant de cette      notion une      sorte de qualité particulière dont les élus seraient parés (ils      sont      « dépositaires » de l’intérêt général). Et de fait, les élus, les      médias, les citoyens, les acteurs économiques etc dépensent      beaucoup de leur      énergie à faire s’affronter leurs différentes visions de l’intérêt      général, les      élus ayant en leur pouvoir des procédures pour décider in fine la      forme qu’il      prend et imposer leur décision.

   

Ce qui se construit      là, c’est      bien une connaissance du premier genre, dans laquelle prédomine,      l’opinion,      l’émotion, l’affrontement des signes, mais très rarement la      raison. Celui qui      en douterait peut tenter de s’interroger sur les mots les plus      fréquemment      utilisés dans le champ du débat politique : crise, croissance,      chômage,      compétitivité, justice sociale, racisme, globalisation, sécurité      etc. Que      comprenons-nous de ces mots ? Ne sont-ils pas, la plupart du      temps,      utilisés pour formuler des opinions, qui ne sont que la traduction      d’idées      singulières émises à un moment donné (un discours, un rapport, une      réunion, un      colloque, une conversation…) mais dont très peu se connectent      entre-elles?      Ainsi, le premier genre de connaissance fait que chacun emploie      ces mots selon      son prisme propre, en y adjoignant un sens qui est le sien, et      qu’il ne partage      pas forcément avec les autres, qui pourtant emploient le même      mot ; il      conduit aussi à ce que rarement, ces mots ne soient reliés par une      chaîne de      raison, expliquant leurs rapports, et constituant une vision      systémique apte à      rendre compte de la complexité du monde.

   

 

   

A celui qui médite      sur l’éthique,      il apparaît alors clairement que la construction de l’intérêt      général passe      avant tout par la (re)construction en commun du sens des mots.      Peut être même      n’est que cela, l’intérêt général : c’est l’accord trouvé sur le      sens des      mots qui décrivent les enjeux de ce que nous vivons.

   

 

   

Reste à savoir où,      comment, à quelle      occasion et selon quelle démarche produire de tels accords.

   

Complexité

Au fond, l’éthique est une façon d’essayer de situer l’homme dans la complexité du monde : complexité des choses qui l‘entourent, des évènements qui perturbent sa vie, des émotions qui l’affectent…C’est bien parce que notre relation au monde est complexe que le travail de l’éthique peut nous être utile : en nous préparant à être mieux disposer à être affecté, et en nous rendant plus capable d’affecter, l’éthique nous facilite la vie. Non pas en ôtant à notre vie son intensité : il ne s’agit pas de simplifier. L’éthique n’est pas une ascèse du renoncement. Ce qui est facilité par l’éthique, c’est notre progression, notre trajet de la situation A à la situation B. Avec l’éthique, quand nous sommes dans la situation A, nous comprenons mieux les nécessités requises pour que le trajet vers la situation B soit possible. Nous comprenons notamment mieux notre capacité à agir et notre propension à pâtir entre cet A et ce B. Ce qui fait qu’en chemin, peut-être nous renoncerons à B, pour lui préférer C. Ou au contraire, nous confirmerons et amplifierons notre désir de B par la joie de l’affirmation de notre puissance en acte, orientée vers ce B, comme une nécessité agissante issue du plus profond de nous-mêmes.
L’éthique est une manière de prendre soin de nous même, par l’acquisition d’une compétence particulière, liée à notre capacité de réévaluer nos désirs à l’aune de la joie réelle qu’ils nous procurent. Peut être que l’éthique comporte une bonne part, dans un premier temps, d’évitement. Apprendre à éviter les situations qui nous attristent, nous diminuent. Cela ne veut pas dire pour autant fuir. Mais déjà nous libérer de la part de tristesse dans nos existences qui, une fois supprimée, ne change rien au monde dans lequel nous somme, mais qui tant qu’elle demeure, nous affecte inutilement.

Pouvoir (2)

Une des sources de confusion que pointe Spinoza a trait aux énoncés, à la façon dont nous attribuons, et nous acceptons que soit attribué, par la parole, du sens aux situations. Quand il commente les écritures, Spinoza effectue un travail de «décapage» du sens, c’est à dire qu’il tente de montrer que souvent, celui qui écrit, ou celui qui commente, crée lui-même un sens qui d’emblée est en fait une confusion.
Ainsi, ce matin, à la radio, j’entends (à peu près) ceci à propos de l’Ukraine: «la Russie, qui sur la scène internationale, par le passé, n’a pas réussi à se faire respecter, veut au moins être crainte».
De tels propos, qui sont légions sous cette forme, ne sont malheureusement source que de confusion.
Le problème principal posé par ces mots est lié à la personnification de quelque chose qui ne devrait pas être personnifiée : la Russie. Une telle phrase donne à la Russie une nature d’être agissant, soumis à des affects, et exprimant une volonté ou un désir. Or il est complètement différent de dire: M. Poutine souhaite être craint, que de dire la Russie veut être crainte. Ce glissement, de l’homme à la nation est un acte de confusion dont il faut absolument apprendre à se protéger. De même qu’il n’y a pas de Nation qui soit une personne, de Peuple qui soit une personne, de Gens qui soient une personne. A chaque fois que ces mots avec une majuscule sont proférés, il faut redouter le prophète qui par eux, veut affirmer sa puissance. Et il faut alors se rappeler, avec Spinoza, qu’il n’exprime que sa tristesse, et non la réalité.
Que M. Poutine ait des intentions, qu’il aime affirmer sa force, qu’il aime être craint, nous ne le nierons pas. Qu’autour de lui, des hommes de pouvoir, comme lui, partagent ces mêmes désirs. Que des hommes sur le terrain soient attirés par la violence, qu’ils soient mus par la haine, le désir de puissance, de violence…cela est vrai. Qu’il y ait en Ukraine, en Europe, dans le monde, chez certains hommes et femmes, à tous les niveaux, y compris (et peut être principalement) chez ceux qui ont le pouvoir, une fascination pour la violence, les bras de fer, le luttes viriles, l’honneur etc...c’est surement encore vrai.
Mais qu’il y ait partout, et sûrement majoritairement, en Ukraine, en Russie, et dans le monde entier, des gens pacifiques, soucieux de vivre dans la paix, dans la cordialité, prêt à aimer l’autre plutôt qu’à le détester, c’est aussi une réalité. Mais peu de prophète parlent en leur nom. Car le Dieu de la plupart des prophètes modernes est le «Marché», et que par constitution, le marché est lui-même violent, agressif, viril et pétri de haines.

L'inertie de puissance d'agir

Il faudrait inventer un concept que l’on pourrait appeler l’inertie de puissance d’agir. Il s’agirait de désigner par là ce qui, à un instant donné, est constitué en nous sous forme d’une puissance sur le point d’agir et qui échappe à notre raisonnement.
Je dis bien raisonnement, et non volonté.
Prenons un exemple. Une araignée. Il est des formes d’araignées communes que l’on rencontre souvent, et dont on sait qu’elles ne sont pas dangereuses. Si l’on en trouve une dans notre chambre, la raison nous dit que le plus simple et le plus digne serait de l’attraper à la main et de la mettre dehors. Pourtant, dans beaucoup de situation, nous allons l’écraser. Tuer, donc, un être vivant qui ne nous a fait aucun mal, et qui ne présentait aucune menace à notre encontre.
Ici, le raisonnement est pris en défaut. Car raisonner - sur la réalité du risque, sur notre comportement vis-à-vis des animaux, sur ce qu’il convient ou nom de faire - ne peut que nous conduire à épargner l’araignée.
Or nous effectuons notre puissance d’agir de manière radicale, à l’inverse du commandement de la raison, en écrasant la pauvre bestiole.
C’est en ce sens qu’il y a de l’inertie dans ma puissance d’agir. Cela provient de notre histoire, de tous les faits, les évènements, les relations qui nous ont affectés, qui nous ont constitués aujourd’hui, tels que nous sommes, là, à l’instant présent. La peur de l’araignée est en nous, la haine vis-à-vis de l’araignée, la crainte de l’araignée etc. Et donc, surgit en nous le désir de l’anéantir
Le désir, d’une certaine manière, c’est l’agir «par inertie».
Si nous prenons alors cette image, si nous considérons notre désir comme un paquebot qui file à vive allure sur la mer, nous comprenons que nous ne sommes pas inertes face à lui. Les choses sont reversibles. La puissance déchaînée, issue de la combustion dans la chaudière, du déchainement des pisons, de la transmissions par les arbres métalliques, de la rotation de l’hélices…cela peut se réduire, se conduire. On peut freiner le fracas, calmer la puissance, arrêter le mouvement.
Pensons au pilote d’avion, qui arrive, au terme d’une prouesse technique, à poser son avion sans l’écraser. Il a appris à composer avec l’inertie.
Lors, il nous est possible de ne pas écraser l’araignée. Cela veut dire qu’il faut apprendre, par une discipline psychique et physique, par le corps et l’esprit, à déclencher, en situation, les commandes qui dissipent l’inertie.
Mais il n’est pas question de vouloir arrêter le désir. Il est dans l’essence de l’avion de voler, du paquebot de naviguer. Il ne faut pas vouloir ranger nos vies dans un hangar. Et si parfois il nous faut écraser une araignée, écrasons-là. Peut être celle-là était elle dangereuse. A chaque fois, dans chaque situations, nous prenons une option, nous bifurquons, dans notre ligne de vie, en suivant la voie A plutôt que le B ou la C. Tout se joue alors dans le régime d’activité que nous atteignons. Sommes-nous le paquebot lui-même, géant de métal et de puissance lancé contre l’iceberg, sommes nous le technicien de la salle des machines qui s’affaire pour réguler la vitesse, le commandant dans le quart des officiers, ou bien le passager endormi…? En vérité, nous sommes un peu de tout cela, mais en chaque situation, un peu plus de ceci que cela. L’éthique, c’est apprendre à être tout cela en même temps, mais aussi être la mer, les icebergs, la rotondité de la terre, l’attraction de la lune qui fait les marées, le port de New York, l’armateur…Dieu.

Ce qui est juste

Il y a en français une ambiguïté de sens autour du mot «juste».
Juste signifie à la fois «mérité» (on dira d’une décision qu’elle est juste si elle attribue à chacun selon son mérite, ses nécessités etc) et adapté (on parlera du mot «juste», c'est-à-dire qui convient).
On retrouve dans l’Ethique ces deux notions.
D’abord, il y a ce qui est juste car correspondant à l’essence des choses. Il est «juste» que le chat mange la souris car il est dans l’essence du chat de manger des souris. C’est ce que Spinoza rappelle à propos de l’Etat de nature. Il ne s’agit pas bien sûr simplement d’une «loi du plus fort». Cela implique aussi qu’il est juste pour le généreux d’agir pour les autres, pour le jardinier de faire pousser ses tomates, pour l’ambitieux de mener sa carrière etc. Il s’agit d’une sorte d’expression des talents de chacun, selon sa nature.
D’une certaine manière, cela veut dire que si mon désir est orienté vers l’accomplissement d’une chose, et si ma puissance d’agir me permet de réaliser cette chose, alors il est «juste» que je la réalise.
Bien sûr, cette notion du juste choque, car elle signifie que l’assassin assassine justement.
D’où la deuxième notion, celle d‘adapté, d’adéquat.
Est-il adéquat que l’assassin assassine?
Voilà une question étrangement posée. A laquelle il est cependant simple de répondre.
Vu de l’assassin, cela pourrait être juste, car conforme à sa nature.
Vu de la victime, cela ne l’est pas. Il n’est pas dans la nature de quiconque d’être assassiné.
Donc, du point de vue de la situation, il se passe quelque chose d’injuste.
Notons qu’il y a là une différence fondamentale d’avec la situation du chat et de la souris.
Car si le chat mange la souris, si le chat est carnivore, c’est avant tout pour persévérer dans son être. Et pour cela, il doit manger des souris.
Or dans notre cas, l’assassin ne persévère pas dans son être en assassinant.
On sent cependant qu’il y a là une sorte de paradoxe. Une tentation qui pourrait être la notre de «comprendre» l’assassin, de justifier (tiens, drôle de mot) son comportement au vu de son histoire, des évènements qui l’ont amené à être ce qu’il est, à cet instant donné. C’est d’ailleurs ce que fera l’avocat, au tribunal, qui plaidera des circonstances atténuantes comme vraies causes de l’acte commis.
Double sens, donc, jusqu’à la contradiction: il est juste, logique, nécessaire au vu de l’histoire de l’assassin qu’il assassine, mais il est injuste, inadéquat, inadapté qu’il agisse, lors de sa rencontre avec la victime, en l’assassinant.
Et c’est là que se situe tout le travail de l’Ethique. Comprendre ce qui s’exprime en nous, dans le cadre de notre désir, et confronter cela à ce qui se joue dans les situations que nous vivons. Il ne s’agit donc pas de condamner nos désirs en tant que tels, mais de s’interroger constamment sur ce que nous faisons, et ce qu’il conviendrait de faire. D’une certaine manière, l’éthique, c’est élargir et intensifier notre raisonnement, s’habituer à réfléchir sur notre action, et raccourcir le temps qui sépare cette réflexion de l’action elle-même, pour que dans le même éclair, nous agissions en nous assurant que cela convient.
Notons que l’idée du «cela convient»veut dire «cela me convient» et «cela convient à la situation». L’Ethique est une pensée de l’intérieur et de l’extérieur. Une pensée systémique. Elle me saisit en tant que système propre (avec mes organes, mon corps, ma mémoire, mon histoire, mes capacité etc) et en tant que membre d’un système plus large (la société, la nature, Dieu).

Il me semble que le passage de la connaissance du premier genre au second genre, c’est celui de l’approfondissement de ma compréhension mon système et du système de la société. Letroisième genre, c’est l’inclusion de Dieu dans le système.

Pouvoir (1)

Tout être humain agit ou pâtit. Rappelons là que l’on commet une erreur de lecture si l’on n’a pas conscience que chez Spinoza, le terme «agir» n’a pas le même sens que dans notre vocabulaire courant. Spinoza différencie l’action et la passion, l’agir et la pâtir. L’action est bonne, car elle est ce que nous exprimons lorsque nous sommes dans l’accomplissement de l’Ethique. La passion peut être bonne ou mauvaise: sa qualité n’est pas prévisible, car elle émerge de la confusion inhérente à la connaissance du premier genre.
N’oublions pas que ces qualificatifs, bon ou mauvais, sont à apprécier en situation, et non au regard d’une norme ou d’une morale: tel jour, à telle heure, dans telle circonstance, je fais A plutôt que B. Et il n’est pas indifférent de faire A, ou B, ou de ne pas faire C. Tout ne se vaut pas. Tout n’est pas équivalent. Rappelons aussi que Spinoza avance que nous ne choisissons pas A plutôt que B. Où plutôt, que c’est avant, dans la succession des évènements, des causes et des effets, des émotions, des raisonnements, des mouvements, etc que nous avons construit notre désir et notre puissance d’agir; et que, dès lors, A ou B seront l’expression de notre désir dans l’effectuation de notre puissance d’agir. Si nous réalisons A, c’est que A est, à cet instant, notre désir, et que nous sommes capables de faire A..
D’où la question du «contrôle» de ce désir. Peut-on parler de «contrôle» du désir?
Au moment où ce désir s’exprime, il semble que non. Spinoza le dit et le répète: il n’y a pas de volonté qui aurait la capacité de se détacher du désir, de «juger» ce désir et de le réfréner, ou de le modifier. Tout simplement parce que chez Spinoza, la volonté est déjà «dans» le désir. Le désir est la résultante de tout ce qui se produit en moi, y compris de ma volonté. Il n’y a pas, au dernier moment, une force sur moi-même qui pourrait suspendre mon désir de A et m’imposer un B plus raisonnable. Car si je finis par faire B, c’est que le désir de B l’a emporté sur le désir de A.
Sauf si l’on me force.
Si des homme me ceinturent et m’obligent à boire du poison, je vais mourir. Mais cela ne sera pas l’expression de mon désir. Une force m’aura contraint. Une volonté extérieure (celle de mes agresseurs) aura exercé son pouvoir sur moi.
Mais comprenons bien alors ce qui arrive.
Cette force extérieure vient affecter ma puissance d’agir. On m’immobilise. Puis on me fait ingérer un poison qui affecte les rapports internes à mon corps: on vient affecter mon métabolisme en provoquant des destructions de rapports.
On me transforme donc, en affectant ma puissance d’agir. En affectant la manière dont je persévère dans mon être.
Mais il n’en reste pas moins que jusqu’au bout, mon désir va s’exprimer. Je vais me débattre, résister, essayer de ne pas avaler ce poison, et mon corps tentera toutes les luttes pour combattre ce poison, activant des mécanismes de résistances…
Et je sentirai bien deux choses très différentes: ma volonté qui «voudra» me libérer, vivre, échapper à mes agresseur; et en même temps, ma puissance d’agir entravée, diminuée…
Et l’on comprend bien que c’est dans le devenir de ma puissance d’agir que s’accomplit vraiment mon destin.
Il est bien sûr ici délicat, presque choquant de continuer à parler de désir. Spinoza le dit lui-même: nul homme ne peut, raisonnablement, vouloir sa propre mort. Raisonnablement s’entend, ici, au sens de la connaissance du second voir du 3ème genre.
Cela veut dire que dans le cas de cette agression, je finis par mourir selon 2 possibilités: soit, sous l’emprise de la peur, de la colère, de la haine etc, je retombe dans la connaissance du premier genre. Et je meure dans la tristesse.
Soit, ayant conscience que jusqu’au bout, ma puissance d’agir s’est accomplie, j’accueille la mort dans l’effectuation maximale de ma puissance d’agir, c'est-à-dire dans la conservation maximale de la part de joie qui est en moi, et donc sans tristesse.
Bien sur, tout cela est un peu théorique. Mais comment ne pas penser à Socrate buvant la cigüe? Il y est d’une certaine manière forcé par les lois de la cité. Mais il s’y résout sans peur, sans tristesse, sans colère et sans haine.

Imagination

Peut être que ce qui est primordial, en nous, c’est notre imagination.

Entre le désir et la chose désirée, il peut y avoir une plus ou moins grande quantité d’imagination. Essayons de comprendre cela.
Si mes yeux tombent sur une pomme, je peux avoir soudainement le désir de la croquer. Ici, le désir suit un chemin raccourci. Il s’exprime presque instinctivement, et ma main saisit la pomme et la croque.
Par contre, si là, en écrivant ces phrases, je me mets à désirer manger ce soir des lasagnes, il se passe autre chose. Mon imagination s’active et trouve la place pour se développer, de telle manière que je vais visualiser, mais peut être aussi sentir de manière presque physique l’odeur, la texture le goût etc.

Il est vraisemblable que tout à l’heure, en ce qui concerne la pomme, les mêmes choses se sont produites, mais dans un rapport au temps, dans une fulgurance complètement différente.

Ceci laisse intuitivement penser que dans un cas, le langage du désir prend le temps de se développer: le désir me parle, alors que dans l’autre il agit, en ne prenant pas le temps de me parler, si ce n’est pour me commander de faire...

L’imagination serait donc le langage du désir, lorsque les conditions sont réunies pour que le désir me parle.

Le désir comme boussole

On peut utilement penser au désir comme à une sorte de boussole qui à chaque instant nous orienterait, de manière inéluctable, dans nos actions, nos choix, nos sentiments...En situation, là, maintenant, je ne peux rien contre mon désir. En fait, je suis, dans l'instant, ce que mon désir exprime. Ma volonté est impuissante à changer la direction de l'aiguille de la boussole: en fait, ma volonté est déjà embarquée dans la boussole, son action est inscrite dans la résultante de tout ce qui s'exprime en moi, et qui produit l'angle selon lequel se détermine l'aiguille, qui me détermine à mon tour.
Mais je ne suis pas pour autant complètement déterminé. Je le suis dans l'instant, mais pas dans la durée. Car je peux, aujourd'hui, travailler pour que dans une semaine, dans un an, 10 ans, le fonctionnement de ma boussole soit différent. Et c'est cela, l'Ethique, c'est faire oeuvre sur soi-même, c'est améliorer notre compréhension de notre rapport au monde, aux autres, à nous-mêmes, pour que notre boussole nous oriente, progressivement, vers des directions joyeuses, et non pas vers des directions de tristesses.

L'action

Il y a une ambiguïté dans le terme action. Elle n'est pas chez Spinoza, mais plutôt chez nous, c'est à dire dans le sens que nous attribuons au mot. Pour Spinoza, il faut différencier action et passion. Dans l'action il se produit quelque chose dont je suis cause adéquate. Dans la passion, il se produit quelque chose dont je ne suis pas entièrement cause adéquate, ou dont je suis cause partielle.
Or dans le sens habituel du mot, nous "agissons" toujours. Une action est le résultat de la mise en mouvement de mon corps pour faire quelque chose.
Il faudrait donc parler de geste: un geste, c'est à dire la mise en mouvement de mon corps, serait une action ou une passion, selon que je suis la cause adéquate de ce geste, ou que je n'en suis que la cause partielle.
On comprend mieux avec cette distinction la difficulté qu'il y a de parler d'action en commun.
Si plusieurs personnes veulent agir "ensemble", c'est à dire d'une certaine manière se coordonner pour faire quelque chose, il faut alors concevoir que cette action puisse être action véritable ou passion. Il nous manque de fait ce terme de geste, pour définir la mise en mouvement des différents corps.
A plusieurs, pour agir, il faut arriver à être ensemble cause adéquate du geste. Sinon, on pâtit.
Il y a là une difficulté nouvelle: plusieurs modes peuvent ils s'associer pour être ensemble cause adéquate de quelque chose
On peut imaginer que c'est cela le commun.

Instant et imagination

L'imagination est une notion important dans la pensée de Spinoza. Mais il semble la considérer essentiellement sous l'angle de la pensée inadéquate. En ce sens, l'imagination est un corollaire des passions. Elle s'oppose à la raison. Dans l'enchaînement des affections du corps, des idées de ces affections, se forme en nous des idées inadéquates, qui sont des "imaginations". Par l'imagination, nous accédons à une idée qui s'écarte de la vérité. Cet écart, selon Spinoza, traduit le fait que nous sommes sous le régime de la connaissance du premier genre. Nous ne sommes pas à même de nous faire une idée adéquate des situations que nous vivons.
Il semble donc qu'une des objectifs de Spinoza soit de nous amener à faire la part des choses entre ce qui est en nous de l'ordre de l'imagination, et ce qui est de l'ordre de la raison.
Et avancer dans l'éthique, c'est progressivement apprendre à faire cette part des choses, tant intellectuellement que corporellement.
Il s'agit de progresser vers un régime de l'action, où l'on n'est plus conduit aléatoirement par les affects passifs, mais on l'on se dirige par la raison active.
On a alors l'impression qu'action et imagination sont inconciliable. Que l'action relève de l'enchaînement des pensées et des actes adéquats, sous l'emprise d'une sorte de déterminisme de la raison: la compréhension de la situation, la compréhension de ma place, de ma capacité à agir dans la situation, la sensation de mes rapports à la situation, la compréhension de cette sensation etc, tout cela me conduit à une action raisonnable qui d'une manière s'impose à moi comme la plus adéquate.
C'est ici qu'il nous faut donc reparler de poésie.