Devenir

On peut considérer que chaque instant de notre vie est un passage qui s'accomplit. Nous effectuons de manière instantanée notre puissance d'agir et cela nous transforme, de manière infinitésimale. L'accumulation de ces transformations infimes finit par produire une transformation de notre être,  c'est à dire de notre corps et de notre esprit. Ainsi, graduellement, nous sélectionnons une ligne de vie, en ce sens où nous devenons tel ou telle, alors que nous aurions pu devenir tel ou telle autre. Ces infimes transitions sont notre façon de nous inscrire dans la durée. Elles sont aussi le lieu de notre liberté.  Si rien ne changeait, si il n'existait pas cette plasticité de l'instant, alors nous ne serions pas vivant. La question que Spinoza veut que nous nous posions est relative à ce que nous faisons de ces instants: sommes nous aux commandes de nous-mêmes,  ou subissons-nous le monde qui nous influence et nous détermine? Agissons-nous ou bien pâtissons -nous?

Durée

L'état instantané du monde est une chose qui me paraît impossible à concevoir. On ne peut pas, même par la pensée, même en imagination, figer le monde, même dans une imperceptible fraction de temps, en un état. De ce fait, le concept lui même d'état instantané me semble absurde, ou plutôt de l'ordre de la création imaginaire, tout comme un cheval ailé.
De là découle que tout raisonnement qui présuppose des "états instantanés" est faux, car ses prémisses sont faux.
Je crois pour ma part, mais c'est là un autre concept qu'il faudra explorer, tester, que tout "moment" a une épaisseur dans le temps, qui inclue du futur et du passé.
Le présent est "épais".
Pour revenir au désir, à ce désir qui est comme un peu en avance sur nous dans le temps, et qui nous projette dans ce que nous allons faire, je crois qu'il existe aussi un désir inverse, qui traîne un peu derrière, et qui agit comme une force de rappel, qui constitue une inertie qui nous retient.

Situation et imagination

Peut-on être autrement qu’ « en situation » ?
Oui. Nous pouvons être « en imagination ».
Cela veut dire qu’être « en situation », c’est être présent, là physiquement, et être en relation avec des choses où des êtres qui eux mêmes sont présents à nous. Alors, nous composons des rapports avec ces êtres et ces choses.
Lorsque ces êtres et ces choses ne sont présent à nous que sous forme d’idées, nos sommes en imagination. Alors nous pouvons imaginer que nous composons des rapports avec eux. Et cette imagination peut produire des affects qui ressemblent à ceux que produisent la situation.
Il mes emble qu’une grande partie de l’éthique concerne le discernement des ces deux manières d’être.
Il s’agit principalement de comprendre les mécanismes qui font que l’imagination vient se superposer à la situation et perturbe de manière inadéquate notre compréhension de la situation.
Là où les choses se compliquent, c’est l’imagination est toujours là. Même quand nous « collons » au plus près de la situation. Car l’imagination est ce petit temps d’avance, cette projection imperceptible, ce déséquilibre de nous-mêmes qui nous projette dans l’instant d’après. L’imagination est un des ingrédients de la persévérance en nous même.
Et l’imagination peut être calcul où rêve. Et elle peut être calcul adéquat ou rêve actif, et calcul erroné ou rêve passif. Augmentation de notre puissance d’un côté. Affaiblissement de l’autre.
Prenons un exemple.
Je suis au bord d’une rivière torrentielle, et une personne est en train de se noyer.
C’est une situation.
Ici, l’on sent bien que cette situation requiert du calcul. Chaque mouvement que je vais faire va accroître ou diminuer mes chances de réussir. Mais l’on sent de fait qu’il y a aussi de l’imagination : je dois « rêver » de secourir cette personne. Il faut qu’en moi se forme l’image de moi nageant, agrippant, remorquant le noyé…sans ce désir, qu’après j’appellerai volonté, courage etc, sans ce désir, donc, je n’irai pas. Il faut qu’un moi imaginaire s’élance d’abord dans les flots, m’entraînant à sa suite.
C’est le désir qui nous projette dans la situation.
Ensuite, pour nous et celui qui se noie, tout est affaire d’adéquation.
Arriver à faire ce qu’il convient de faire, en fonction de ce que nous sommes et de ce dont nous sommes capables. Ni plus ni moins.

Imprégnation

A chaque instant, nous interagissons avec le monde: notre corps est affecté par d'autres corps, et les idées de ces affections provoquent en nous Joie ou Tristesse. Notons qu'une tristesse ou une joie possède la faculté d'imprégner notre esprit. Il y a là un phénomène de mémoire, dont la résultante est l'augmentation ou la diminution de notre puissance d'agir. Une partie de la sagesse spinozienne réside, me semble-t-il, dans une sorte de compétence que l'on peut acquérir, progressivement, à sélectionner les idées qui se présentent à nous, et à "laisser passer" celles qui sont porteuses de tristesse. C'est une chose de comprendre que la Jalousie est une tristesse, c'est encore autre chose que de pouvoir identifier le sentiment de Jalousie lorsqu'il s'exprime, lorsqu'il naît à l'occasion d'une situation; mais c'est une chose bien plus importante que d'arriver, alors, à se rendre transparent à se sentiment, à ne pas le retenir au sein de notre esprit, à le laisser s'évaporer, un peu comme si notre cerveau ne lui prêtait aucune matière pour qu'il l'imprègne.

Tracer un cercle

Revenons sur cette idée du cercle.
Je suis devant ma feuille et je m'apprête à dessiner un cercle.
En réalité, il existe une infinité de cercles possibles. Sans parler de ces quasi cercles, c'est à dire de formes qui s'approchent suffisamment du cercle pour ressembler à un cercle, mais qui ne sont que des approximations, parce que le tracé est irrégulier, erroné du point du vue de l'essence du cercle, mais assez approchant pour que cela fasse affaire de cercle.
Il doit donc y avoir quelque part un principe de sélection qui fait que je vais tracer un cercle à l'encre rouge plutôt qu'au crayon de papier, que je vais faire un beau cercle au compas plutôt qu'un pseudo cercle à main levée. Il ne s'agit pas ici de nécessité, mais bien de choix préalable. Il s'agit de l'idée de cercle telle qu'elle se forme dans mon esprit.
Il s'agit donc d'une pensée. D'un mode de l'Esprit.
Alors oui. Peut être que la volonté, c'est cela: notre capacité à sélectionner certains modes de l'esprit, certaines idées. Notre liberté s'exprime ainsi: nous pouvons penser délibérément telle ou telle forme, telle ou telle action. Nous pouvons nous concentrer dessus, la visualiser.
Mais quand il s'agira de l'exécuter, de la réaliser, de l'exprimer, là notre volonté sera superflue, voire contre-productive: il suffit de l'entendement, du calcul raisonnable, et ce qu'il y a à faire s'imposera à nous. C'est finalement une sorte de lâcher prise qu'il faut opérer: laisser notre corps accomplir ce qu'a calculé notre esprit.
Mais pour cela, il faut de l'entraînement. Le corps n'est pas habitué à e qu'on lui fasse confiance. Et la volonté "parasite" s'infiltre constamment entre les interstices du mouvement pour le perturber, le faire dérailler.
Si nous ne traçons pas un cercle bien rond, c'est d'abord parce que nous "voulons" trop.
Si nous nous laissions porter par l'idée de cercle, par la sensation du cercle...alors notre cercle serait parfait.


Raison et poésie

L'éthique est une voie de la raison. Ils 'agit de s'affranchir des erreurs de jugements en développant une intelligence de situation qui permette la Joie. Il s'agit surtout, au fond, de se tenir à l'écart des passions tristes.

Mais Spinoza n'est pas un philosophe ascétique. Il n'est pas un stoïcien non plus. Pourtant, il semble parfois plus difficile de comprendre son côté "joyeux".

Cela tient au fait, à mon sens, que Spinoza ne développe pas vraiment de système poétique. Il ne propose pas de prise en charge de l'irrationnel. Pourtant, l'éthique le permettrait.

C'est ce que nous allons essayer de constuire ici.

Volonté

Il est parfois difficile de comprendre ce que veut dire Spinoza quand il déclare que la volonté n'existe pas. Il me semble qu'en général, on ne traduit pas bien le fait que ce qu'il entend par volonté est assez particulier: il y a pour lui identité entre la volonté et l'entendement.
J'ai mis du temps, personnellement à me faire une idée claire de ce point. Mais je crois maintenant comprendre.

Imaginons par exemple que je m'apprête à dessiner un cercle. Il peut y avoir plusieurs raisons pour cela: je peux être un architecte qui dresse le plan d'une maison et qui doit dessiner une pièce ronde; ou bien je suis un peintre qui veut dessiner une assiette; ou encore, je suis un élève qui doit traduire un énoncé de problème de géométrie et qui pour cela doit tracer un cercle, ou encore, je suis simplement là, devant une feuille de papier, avec l'envie, le désir de tracer un joli cercle, juste parce que cela me plaît de la faire...

L'important, c'est que dans tous les cas, je m'apprête, c'est à dire qu'il y a en moi l'idée d'un cercle, et mon corps se met en mouvement pour exprimer cette idée.

Admettons alors que tout n'est pas possible: il y a des manières adéquates et non adéquates pour tracer ce cercle. Il y a des gestes, des compositions de mouvement, des rapports que je vais établir avec la feuille, le crayon, un compas etc qui produiront un cercle, et d'autres qui produirons autre chose.

C'est à mon sens dans ce champ là que Spinoza nous dit qu'il n'y a pas de volonté: pour faire un cercle, il va être nécessaire de faire certaines choses, de procéder d'une certaine manière. Bien sûr, il n'y a pas qu'une manière, et il est aussi possible de tracer une infinité de cercles. Pire encore, il est possible de faire des cercles plus ou moins parfaits, ou plutôt, de tracer des formes qui se rapprochent plus ou moins de la perfection du cercle.

Mais au fond, il n'y a qu'une manière (ou plusieurs manières qui seront alors équivalentes) d'exprimer de façon adéquate l'idée de cercle que nous nous apprêtions à dessiner.

Notre volonté doit donc s'incliner devant notre entendement, c'est à dire la compréhension que nous avons de la situation, qui nous permet de jauger les outils à notre disposition, notre pratique de ces outils, notre savoir faire etc et qui va nous indiquer le meilleur chemin. D'une certaine manière, Spinoza nous dit que, dans une situation donnée, notre entendement "calcule" le chemin...après il en nous reste plus qu'à faire selon ce calcul.

Si notre volonté s'en mêle, si nous décrétons que nous allons faire ce cercle à main levée plutôt qu'au compas alors que nous n'avons aucun entrainement en matière de dessin à main levée,il est vraisemblable que nous n'obtenions pas le résultat voulu.

Bien sûr reste la question: pourquoi faire un cercle? N'y a-t-il pas là, dans l'expression de ce désir, l'affirmation d'une volonté?

Composition poétique

Lorsque l’on compose une forme poétique, que ce soit par le chant, par le dessin, l’écriture etc, nous mettons en œuvre un geste. Ce geste est le prolongement d’une technique. Bien sûr, on peut imaginer un geste « aléatoire », un geste dénué de maîtrise technique. Qu’est ce que cela veut dire ? Cela signifie que le geste s’accomplit sans que le corps n'ait appris la maîtrise du geste. La différence entre un calligraphe chinois qui trace un idéogramme et moi-même qui tenterais de dessiner avec un pinceau chinois, c’est que mon corps n’a intégré préalablement aucun des gestes, des sensations liés à la maîtrise du mouvement du pinceau. Et mon esprit, n’a élaboré aucune idée de ces gestes. La notion de résistance de la pointe, la glisse du pinceau, les effets de lenteur et de vitesse, de changement de direction, d’inclinaison…rien de tout cela n’a été en moi ressenti ni pensé, c'est-à-dire ne s’est élaboré, modifié, affiné au fur et à mesure d’une pratique de ces mêmes gestes.

Il y a donc une énorme différence entre ce calligraphe et moi, alors que nous nous tenons, notre pinceau en main, face à la feuille. Cette différence se loge dans la mémoire, dans l’histoire de nos corps.

Cette différence est un état de fait. Elle ne signifie rien du point de vue esthétique. Elle ne préjuge pas de ce qu’il va se passer.

Elle dit simplement que, du point de vue du geste, la capacité du calligraphe à exécuter des compositions de mouvements complexes est plus élevée. Sa puissance d’agir est plus importante que la mienne.

Mais il se peut aussi que, par ailleurs, son esprit soit « conditionné » par des idées. Ou plutôt, qu’un certain nombre d’idées limitent les gestes possibles, en les restreignant à ceux d’une tradition, d’une école, d’une pratique technique donnée.

En apprenant l’art de la calligraphie, le calligraphe a appris à respecter le travail des anciens, il a intégré des principes d’harmonie, d’équilibre, de dynamique. Il admire sûrement certaines oeuvres qui pour lui atteignent la perfection. Il a donc formé son jugement sur la calligraphie, et ce jugement comporte une part d’exclusion : il ne lui viendrait pas à l’idée de peindre avec son pinceau entre les dents, ou d’utiliser du dentifrice plutôt que de l’encre. A la fois en ce qui concerne la technique et son mode de mise en œuvre, et l’objet de son travail (l’oeuvre), il s’est donc enfermé dans un cadre normatif.

Il faut bien comprendre ce que signifie cette limite : cela veut dire qu’il n’a jamais expérimenté, par le geste, des attitudes, des techniques, des pratiques qui sont possibles, mais dont il a décidé qu’elles étaient « erronées ». Il est vraisemblable qu’il n’a pas « décidé » seul de s’interdire ces chemins, mais qu’il a intégré là jugement des ses professeurs, de ses maîtres. Ou encore plus précisément : lorsque parfois son geste s’est aventuré dans une zone d’imperfection au sens de la technique, il a émis un jugement négatif sur ce geste et a ramené sa pratique dans le champ de ce qu’il connaissait comme adéquat (nb il serait intéressant ici de s’attacher à comprendre ce qui arrive lorsque le geste est « faux », ou plutôt insatisfaisant, mauvais…il faudrait essayer d’analyser cela en terme de composition de rapports et de d’affections…par exemple, imaginons l’accident, la goute d’encre qui tombe de manière incontrôlée et vient gâcher un travail précis…qu’est ce que nous dit cette goutte d’encre ? Est-elle une maladresse, une erreur, une faute ? En soi, elle n’est qu’un rapport que compose l’encre avec le papier, rapport qui vient modifier un ensemble de rapports qui sont ceux que chacun des traits de pinceau a déjà noué avec le papier, ainsi que des rapports de rapports qui sont les rapports que chaque trait entretien avec les autres etc. Donc la goutte d’encre est un rapport qui modifie une composition de rapports.

Mais allons plus loin : lorsque la goutte est tombée, c’est qu’un rapport s’est détruit. En effet, le rapport qu’entretenait l’encre avec les poils du pinceau, le rapport de cohésion des gouttes d’encre entres-elles, ce rapport que le peintre avait initialement composé de part son geste en plongeant le pinceau dans l’encre, ce rapport est détruit partiellement puisqu’une une goutte tombe du pinceau, c’est à dire entre dans un nouveau rapport.

Allons encore plus loin. Lorsque le goutte tombe, elle est entrée dans un rapport nouveau avec le champ gravitationnel : la forme de la goutte, sa vitesse, tout cela sont des re-compositions de rapports qui dépendent de la nature physico-chimique de l’encre et de l’interaction avec le champ gravitationnel.

Et à cet instant là, le peintre n’est plus dans le rapport. La goutte tombe seule, livrée à elle-même.

On peut donc dire, vis-à-vis du peintre, que ce qui se passe est mauvais, car un rapport est détruit.)

De ce fait, ce qui va surgir lorsque nous commencerons à peindre peut paraître plus prévisible en ce qui le concerne qu’en ce qui me concerne.

En effet, n’ayant aucun schéma préalable, je suis fort de ma liberté créative. Mon esprit ne bridera pas mon geste. Je ne m’interdirai rien.

Mais cela veut il dire que tout m’est possible ? En théorie, oui. On pourrait imaginer une sorte de facilité naturelle qui me donne accès à une capacité à maîtriser le pinceau identique à celle que le calligraphe a acquise en travaillant. Je pourrais être « doué ». Et par ailleurs, n’ayant pas intégré toute sorte de jugements, je pourrais être à même de m’aventurer dans n’importe quelle direction.

A suivre

Idée adéquate et forme poétique

Il faut creuser le fait que dans le concept d'idée adéquate, il y a la notion de vérité "en soi" (et non d'adéquation entre l'idée et l'objet de l'idée), notion que l'on retrouve à mon sens lorsque, à l'issue d'un travail artistique, on considère avoir atteint la forme poétique recherchée (ou nécessaire). Cette forme poétique s'impose en soi, sans rapport aucun avec quelque réalité objective. Or, ce qui est étonnant, c'est que "n'importe quoi" ne constitue pas une forme poétique "adéquate".

Geste

J-F Billeter "Un paradigme"

« Je suis frappé par la noblesse de celui qui apprend, au moment où il est entièrement rassemblé dans l’attention qu’il porte à l’activité du corps et au geste qui va naître ou à la compréhension qui va se faire jour. Cette noblesse est la même à tous les stades de l’apprentissage. Apprendre et penser sont d’ailleurs une seule et même chose, de sorte qu’il est faux de considérer l’apprentissage comme inférieur à la maîtrise. Il y a certes une différence entre une activité encore maladroite et une activité supérieurement intégrée. Mais l’acte par lequel quelqu’un pense ou apprend a toujours la même valeur, à quelque niveau qu’il se situe et quel que soit l’âge. » page 101

« Quand je m’efforce d’accorder mes mouvements pour produire un geste, je suis dans un régime, celui du travail d’intégration ; quand le geste se forme et se produit de lui-même, je suis dans un autre, celui de la puissance d’agir. Cette formulation fait mieux comprendre la loi de l’intégration et le rôle qu’elle joue dans nos apprentissages qui sont, pour l’essentiel, des successions de passages d’un régime inférieur à un régime supérieur. Elle nous apprend à nous livrer aux efforts du travail d’intégration quand il le faut, et à laisser le corps prendre le relais quand le moment est venu. » page 57