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L'inertie de puissance d'agir

Il faudrait inventer un concept que l’on pourrait appeler l’inertie de puissance d’agir. Il s’agirait de désigner par là ce qui, à un instant donné, est constitué en nous sous forme d’une puissance sur le point d’agir et qui échappe à notre raisonnement.
Je dis bien raisonnement, et non volonté.
Prenons un exemple. Une araignée. Il est des formes d’araignées communes que l’on rencontre souvent, et dont on sait qu’elles ne sont pas dangereuses. Si l’on en trouve une dans notre chambre, la raison nous dit que le plus simple et le plus digne serait de l’attraper à la main et de la mettre dehors. Pourtant, dans beaucoup de situation, nous allons l’écraser. Tuer, donc, un être vivant qui ne nous a fait aucun mal, et qui ne présentait aucune menace à notre encontre.
Ici, le raisonnement est pris en défaut. Car raisonner - sur la réalité du risque, sur notre comportement vis-à-vis des animaux, sur ce qu’il convient ou nom de faire - ne peut que nous conduire à épargner l’araignée.
Or nous effectuons notre puissance d’agir de manière radicale, à l’inverse du commandement de la raison, en écrasant la pauvre bestiole.
C’est en ce sens qu’il y a de l’inertie dans ma puissance d’agir. Cela provient de notre histoire, de tous les faits, les évènements, les relations qui nous ont affectés, qui nous ont constitués aujourd’hui, tels que nous sommes, là, à l’instant présent. La peur de l’araignée est en nous, la haine vis-à-vis de l’araignée, la crainte de l’araignée etc. Et donc, surgit en nous le désir de l’anéantir
Le désir, d’une certaine manière, c’est l’agir «par inertie».
Si nous prenons alors cette image, si nous considérons notre désir comme un paquebot qui file à vive allure sur la mer, nous comprenons que nous ne sommes pas inertes face à lui. Les choses sont reversibles. La puissance déchaînée, issue de la combustion dans la chaudière, du déchainement des pisons, de la transmissions par les arbres métalliques, de la rotation de l’hélices…cela peut se réduire, se conduire. On peut freiner le fracas, calmer la puissance, arrêter le mouvement.
Pensons au pilote d’avion, qui arrive, au terme d’une prouesse technique, à poser son avion sans l’écraser. Il a appris à composer avec l’inertie.
Lors, il nous est possible de ne pas écraser l’araignée. Cela veut dire qu’il faut apprendre, par une discipline psychique et physique, par le corps et l’esprit, à déclencher, en situation, les commandes qui dissipent l’inertie.
Mais il n’est pas question de vouloir arrêter le désir. Il est dans l’essence de l’avion de voler, du paquebot de naviguer. Il ne faut pas vouloir ranger nos vies dans un hangar. Et si parfois il nous faut écraser une araignée, écrasons-là. Peut être celle-là était elle dangereuse. A chaque fois, dans chaque situations, nous prenons une option, nous bifurquons, dans notre ligne de vie, en suivant la voie A plutôt que le B ou la C. Tout se joue alors dans le régime d’activité que nous atteignons. Sommes-nous le paquebot lui-même, géant de métal et de puissance lancé contre l’iceberg, sommes nous le technicien de la salle des machines qui s’affaire pour réguler la vitesse, le commandant dans le quart des officiers, ou bien le passager endormi…? En vérité, nous sommes un peu de tout cela, mais en chaque situation, un peu plus de ceci que cela. L’éthique, c’est apprendre à être tout cela en même temps, mais aussi être la mer, les icebergs, la rotondité de la terre, l’attraction de la lune qui fait les marées, le port de New York, l’armateur…Dieu.

Pouvoir (1)

Tout être humain agit ou pâtit. Rappelons là que l’on commet une erreur de lecture si l’on n’a pas conscience que chez Spinoza, le terme «agir» n’a pas le même sens que dans notre vocabulaire courant. Spinoza différencie l’action et la passion, l’agir et la pâtir. L’action est bonne, car elle est ce que nous exprimons lorsque nous sommes dans l’accomplissement de l’Ethique. La passion peut être bonne ou mauvaise: sa qualité n’est pas prévisible, car elle émerge de la confusion inhérente à la connaissance du premier genre.
N’oublions pas que ces qualificatifs, bon ou mauvais, sont à apprécier en situation, et non au regard d’une norme ou d’une morale: tel jour, à telle heure, dans telle circonstance, je fais A plutôt que B. Et il n’est pas indifférent de faire A, ou B, ou de ne pas faire C. Tout ne se vaut pas. Tout n’est pas équivalent. Rappelons aussi que Spinoza avance que nous ne choisissons pas A plutôt que B. Où plutôt, que c’est avant, dans la succession des évènements, des causes et des effets, des émotions, des raisonnements, des mouvements, etc que nous avons construit notre désir et notre puissance d’agir; et que, dès lors, A ou B seront l’expression de notre désir dans l’effectuation de notre puissance d’agir. Si nous réalisons A, c’est que A est, à cet instant, notre désir, et que nous sommes capables de faire A..
D’où la question du «contrôle» de ce désir. Peut-on parler de «contrôle» du désir?
Au moment où ce désir s’exprime, il semble que non. Spinoza le dit et le répète: il n’y a pas de volonté qui aurait la capacité de se détacher du désir, de «juger» ce désir et de le réfréner, ou de le modifier. Tout simplement parce que chez Spinoza, la volonté est déjà «dans» le désir. Le désir est la résultante de tout ce qui se produit en moi, y compris de ma volonté. Il n’y a pas, au dernier moment, une force sur moi-même qui pourrait suspendre mon désir de A et m’imposer un B plus raisonnable. Car si je finis par faire B, c’est que le désir de B l’a emporté sur le désir de A.
Sauf si l’on me force.
Si des homme me ceinturent et m’obligent à boire du poison, je vais mourir. Mais cela ne sera pas l’expression de mon désir. Une force m’aura contraint. Une volonté extérieure (celle de mes agresseurs) aura exercé son pouvoir sur moi.
Mais comprenons bien alors ce qui arrive.
Cette force extérieure vient affecter ma puissance d’agir. On m’immobilise. Puis on me fait ingérer un poison qui affecte les rapports internes à mon corps: on vient affecter mon métabolisme en provoquant des destructions de rapports.
On me transforme donc, en affectant ma puissance d’agir. En affectant la manière dont je persévère dans mon être.
Mais il n’en reste pas moins que jusqu’au bout, mon désir va s’exprimer. Je vais me débattre, résister, essayer de ne pas avaler ce poison, et mon corps tentera toutes les luttes pour combattre ce poison, activant des mécanismes de résistances…
Et je sentirai bien deux choses très différentes: ma volonté qui «voudra» me libérer, vivre, échapper à mes agresseur; et en même temps, ma puissance d’agir entravée, diminuée…
Et l’on comprend bien que c’est dans le devenir de ma puissance d’agir que s’accomplit vraiment mon destin.
Il est bien sûr ici délicat, presque choquant de continuer à parler de désir. Spinoza le dit lui-même: nul homme ne peut, raisonnablement, vouloir sa propre mort. Raisonnablement s’entend, ici, au sens de la connaissance du second voir du 3ème genre.
Cela veut dire que dans le cas de cette agression, je finis par mourir selon 2 possibilités: soit, sous l’emprise de la peur, de la colère, de la haine etc, je retombe dans la connaissance du premier genre. Et je meure dans la tristesse.
Soit, ayant conscience que jusqu’au bout, ma puissance d’agir s’est accomplie, j’accueille la mort dans l’effectuation maximale de ma puissance d’agir, c'est-à-dire dans la conservation maximale de la part de joie qui est en moi, et donc sans tristesse.
Bien sur, tout cela est un peu théorique. Mais comment ne pas penser à Socrate buvant la cigüe? Il y est d’une certaine manière forcé par les lois de la cité. Mais il s’y résout sans peur, sans tristesse, sans colère et sans haine.

Devenir

On peut considérer que chaque instant de notre vie est un passage qui s'accomplit. Nous effectuons de manière instantanée notre puissance d'agir et cela nous transforme, de manière infinitésimale. L'accumulation de ces transformations infimes finit par produire une transformation de notre être,  c'est à dire de notre corps et de notre esprit. Ainsi, graduellement, nous sélectionnons une ligne de vie, en ce sens où nous devenons tel ou telle, alors que nous aurions pu devenir tel ou telle autre. Ces infimes transitions sont notre façon de nous inscrire dans la durée. Elles sont aussi le lieu de notre liberté.  Si rien ne changeait, si il n'existait pas cette plasticité de l'instant, alors nous ne serions pas vivant. La question que Spinoza veut que nous nous posions est relative à ce que nous faisons de ces instants: sommes nous aux commandes de nous-mêmes,  ou subissons-nous le monde qui nous influence et nous détermine? Agissons-nous ou bien pâtissons -nous?

Agir

La distinction qu'opère Spinoza entre l'Esprit et le Corps mérite d'être considérée lorsque l'on s'intéresse à l'action publique.

Agir suppose la mis en mouvement de nombreux corps. Les "acteurs", que les sociologues ou les penseurs politique considère comme éléments d'un système (celui de l'action) sont en fait des corps, à même de faire ou non des actions élémentaires avec leurs mains, pieds etc. Rien n'existe, dans le monde réel de l'action, si à l'origine il n'y a pas un mouvement. Même dans le cas de machines complexes, il faut pour le moins la frappe sur un clavier pour déclencher une action. L'esprit seul, les idées, les mots, les concepts...tout cela ne "produit" rien sauf à être relayé par les corps. Une réglementation, un budget dédié à une action...tout cela est stérile, impuissant si une multitude de corps ne se mettent pas en action. Après un ouragan, on peut voter des crédits de reconstruction, mais il faudra trouver des pelles, des pioches, des bras pour reconstruire. Voilà par exemple pourquoi Tchernobyl, Fukushima sont encore des problèmes et pour longtemps: c'est le monde physique corporel qui s'avère incroyablement difficile à "manipuler".

La puissance d'agir est alors la capacité à mettre en mouvement ces corps pour qu'ils produisent des effets adéquats.

L'action complexe

Ce à quoi la puissance publique fait face, c'est autant à la complexité intrinsèque de "ce qui est à faire" qu'à la complexité résultant du "comment faire".
Il faut donc s'intéresser à la puissance d'agir, comme manifestation de notre capacité réelle à agir pour prendre en charge les problèmes.
Et comprendre que le pouvoir n'implique pas forcément la puissance d'agir.
L'on pourrait même peut-être qualifier de complexe toute situation où il est nécessaire d'agir, mais où le pouvoir n'est pas en mesure de libérer la puissance d'agir nécessaire à l'action adéquate.
Nous retrouvons là la réflexion de Spinoza sur la volonté, sur l'impuissance de la volonté à gouverner les affects, et donc sur la primauté du conatus.
Intuitivement, on sent que le pouvoir, comme instrument de la volonté du décideur, est entaché de la même impuissance que la volonté individuelle face à la puissance du conatus.